Un Noël sur la paille
Un Conte de Noël pour ne pas oublier, derrière l'avalanche de cadeaux, l'esprit de cette fête !
Jean-Marie avait ri. Tout seul dans la cour de sa ferme, en ce matin
glacial du 24 décembre, Jean-Marie avait ri. Cela faisait des semaines,
des mois, peut-être plus d’une année que ça ne lui était pas arrivé.
Mais là, en contemplant le fruit de sa colère, les débris épars de son poste de télévision, il n’avait pu s’empêcher de rire. Il savait bien que c’était aussi bête que stérile. Mais lancer son poste de télévision sur le béton de sa cour lui avait procuré un grand soulagement. Sans doute son épouse Béatrice, qui ne manquait jamais un épisode de son feuilleton du vendredi soir, lui reprocherait longtemps son geste. Mais il s’en souciait peu. Lorsqu’il avait entendu au journal de 13 heures ce journaliste parler une fois de plus de la baisse des ventes de viande bovine dans les supermarchés, lorsqu’il l’avait entendu enchaîner une fois de plus sur un reportage consacré à la fièvre aphteuse de Syldavie, son sang n’avait fait qu’un tour : il avait débranché l’antenne de télévision et le magnétoscope, il s’était emparé du lourd objet qui trônait depuis toujours dans sa salle à manger, et il avait rassemblé toute sa colère pour lancer le poste de télévision contre le béton.
Marchant maintenant sur les débris de verres, de plastique et les nombreux composants électroniques dont les plus curieuses de ses poules commençaient à faire l’inventaire, Jean-Marie se sentait soulagé, à défaut d’être heureux.
Heureux, il ne pouvait plus l’être depuis ce jour du mois de septembre où les services vétérinaires, encadrés par une cinquantaine de gardes républicains, étaient venus lui enlever son troupeau. Un troupeau de Blondes d’Aquitaine dont il s’était toujours occupé, issu des sélections patientes qu’il avait poursuivies à la suite de son père et de son grand-père. Il avait suffi que cette maudite télévision parle de fièvre aphteuse de Syldavie, que des experts en blouse blanche appelaient “Xn51”, pour que les décennies d’efforts de ces trois générations de paysans soient réduites à néant.
Marguerite, car Jean-Marie n’avait jamais voulu renoncer à la tradition de donner un prénom à chaque vache, avait perdu du poids pendant l’été dernier. Et même si l’éleveur avait pensé qu’il s’agissait d’une simple conséquence de la canicule, il avait préféré appeler le vétérinaire. Le vétérinaire était venu et avait à son tour appelé des gens plus compétents, des spécialistes d’un laboratoire de Lyon, qui avaient parlé de “mesures sanitaires”, de “principe de précaution” , sans jamais prendre le temps de caresser la croupe de Marguerite ni de rassurer son veau. On avait emmené tout le troupeau et une équipe en combinaisons d’astronautes était venue désinfecter l’exploitation. Finalement, quinze jours plus tard, le sous-préfet était venu dire à Jean-Marie que la contre-analyse était négative, que son troupeau n’avait pas contracté le virus “Xn51”, que les pouvoirs publics le félicitaient d’avoir accepté des mesures “nécessaires à l’hygiène publique”, et qu’il serait rapidement indemnisé.
L’indemnisation, Jean-Marie s’en moquait. Car la canicule lui avait pris deux tiers de sa récolte de fourrage et il savait bien que, même si on lui promettait assez d’argent pour reconstituer son troupeau, il n’arriverait plus à relancer son exploitation : il n’avait plus de trésorerie pour acheter la paille dont il aurait besoin jusqu’à la prochaine récolte.
Laissant derrière lui les débris de son téléviseur, Jean-Marie traversait la cour de sa ferme, passant devant le hangar où, à côté de son tracteur, il regardait l’emplacement vide où il rangeait habituellement sa remorque. “Décidément” se dit-il en donnant un coup de pied rageur dans un morceau de plastique noir. Comme s’il n’avait pas assez de problèmes, Jean-Marie s’était fait voler sa remorque la semaine précédente. “Même les paysans ne respectent plus rien” pensa-t-il, maudissant au passage sa section syndicale qui n'avait pas pu empêcher l’abattage de son troupeau.
Ce soir, pour la première fois de sa vie, Jean-Marie ne fêtera pas Noël. Parce qu’il n’a plus le cœur à ça. Et aussi parce qu’il ne sait pas comment annoncer à ses enfants qu’ils n’auront pas les jouets qu’ils ont commandés au Père Noël. Les dernières facilités de crédit de la Banque Agricole, Jean-Marie les a utilisées pour payer ses arriérés de charges. Et depuis, son “conseiller” de la Banque Agricole lui a demandé de rendre son chéquier. “Encore un salaud celui là”, pensa-t-il en se rappelant les sourires et les ronds de jambe auxquels il avait droit à l’époque où il pouvait encore s’endetter.
Jean-Marie entra dans le grand hangar où les barrières métalliques marquaient encore l’emplacement de ses bêtes. S’allongeant sur une botte de paille, il repensait à tous ces efforts accomplis depuis 15 ans. A sa femme Béatrice, si belle quand il l’avait épousée, et trop vite vieillie par les soins qu’elle devait donner aux bêtes à chaque lever du soleil. Il pensait aussi aux gens de la ville, si prompts à cesser de manger du bifteck alors que le fameux “Xn51” n’avait toujours pas été diagnostiqué en France. Il pensait aussi aux Noëls de son enfance et à la joie qu’il avait toujours connue en découvrant ses cadeaux. Tout cela s’embrouillait sous son crâne. Et s’il n’avait pas été de la race de ceux qui aiment la vie, de ceux qui savent ce que c’est que d’assister toute la nuit une vache qui vêle, Jean-Marie aurait sans doute songé à en finir...
“Réveille toi ! Papa, Réveille-toi !” Jean-Marie n’avait pas encore ouvert les yeux. Il entendait confusément la voix de ses enfants et sentait sur lui un souffle chaud. Sortant du sommeil qui l’avait emporté, il aperçut Martin, le vieil âne qu’il avait hérité de son père et Pâquerette, une génisse, en pension chez un voisin au moment de "l'épidémie" et qui avait miraculeusement échappé à l’abattoir. Les deux animaux s’étaient couchés dans la paille à côté de leur maître et leurs museaux encadraient son visage.
Ses deux enfants, Caroline et Louis, étaient venus le réveiller. “Papa, viens voir dans la cour”. “Combien de temps Jean-Marie avait-il dormi ? Par les ouvertures ménagées dans le toit du hangar, il pouvait voir que le soir commençait à tomber. Il serait bientôt minuit et il ne savait toujours pas comment dire à ses enfants que Noël n’avait plus de sens pour lui.
Mais ses enfants l’entraînaient déjà dans la cour. Au milieu des bâtiments, quelqu’un avait garé la remorque de l’éleveur, couverte de bottes de paille. “Assez pour tenir toute la saison !” jaugea rapidement le paysan d’un œil expert. Et devant la remorque, un sac était posé sur une botte de paille. Jean-Marie s’approcha du sac sur lequel était épinglé un petit mot : “Joyeux Noël de la part de tes voisins”. Dans le sac, Jean-Marie découvrit la panoplie de super héros dont rêvait son fils et le lecteur de MP3 que lui avait demandé sa fille. “Viens Papa, Maman nous attend” criait le petit Louis en tirant sur le pantalon de son père.
Cette année encore, on aller fêter un merveilleux Noël dans la ferme de Jean-Marie.
Mais là, en contemplant le fruit de sa colère, les débris épars de son poste de télévision, il n’avait pu s’empêcher de rire. Il savait bien que c’était aussi bête que stérile. Mais lancer son poste de télévision sur le béton de sa cour lui avait procuré un grand soulagement. Sans doute son épouse Béatrice, qui ne manquait jamais un épisode de son feuilleton du vendredi soir, lui reprocherait longtemps son geste. Mais il s’en souciait peu. Lorsqu’il avait entendu au journal de 13 heures ce journaliste parler une fois de plus de la baisse des ventes de viande bovine dans les supermarchés, lorsqu’il l’avait entendu enchaîner une fois de plus sur un reportage consacré à la fièvre aphteuse de Syldavie, son sang n’avait fait qu’un tour : il avait débranché l’antenne de télévision et le magnétoscope, il s’était emparé du lourd objet qui trônait depuis toujours dans sa salle à manger, et il avait rassemblé toute sa colère pour lancer le poste de télévision contre le béton.
Marchant maintenant sur les débris de verres, de plastique et les nombreux composants électroniques dont les plus curieuses de ses poules commençaient à faire l’inventaire, Jean-Marie se sentait soulagé, à défaut d’être heureux.
Heureux, il ne pouvait plus l’être depuis ce jour du mois de septembre où les services vétérinaires, encadrés par une cinquantaine de gardes républicains, étaient venus lui enlever son troupeau. Un troupeau de Blondes d’Aquitaine dont il s’était toujours occupé, issu des sélections patientes qu’il avait poursuivies à la suite de son père et de son grand-père. Il avait suffi que cette maudite télévision parle de fièvre aphteuse de Syldavie, que des experts en blouse blanche appelaient “Xn51”, pour que les décennies d’efforts de ces trois générations de paysans soient réduites à néant.
Marguerite, car Jean-Marie n’avait jamais voulu renoncer à la tradition de donner un prénom à chaque vache, avait perdu du poids pendant l’été dernier. Et même si l’éleveur avait pensé qu’il s’agissait d’une simple conséquence de la canicule, il avait préféré appeler le vétérinaire. Le vétérinaire était venu et avait à son tour appelé des gens plus compétents, des spécialistes d’un laboratoire de Lyon, qui avaient parlé de “mesures sanitaires”, de “principe de précaution” , sans jamais prendre le temps de caresser la croupe de Marguerite ni de rassurer son veau. On avait emmené tout le troupeau et une équipe en combinaisons d’astronautes était venue désinfecter l’exploitation. Finalement, quinze jours plus tard, le sous-préfet était venu dire à Jean-Marie que la contre-analyse était négative, que son troupeau n’avait pas contracté le virus “Xn51”, que les pouvoirs publics le félicitaient d’avoir accepté des mesures “nécessaires à l’hygiène publique”, et qu’il serait rapidement indemnisé.
L’indemnisation, Jean-Marie s’en moquait. Car la canicule lui avait pris deux tiers de sa récolte de fourrage et il savait bien que, même si on lui promettait assez d’argent pour reconstituer son troupeau, il n’arriverait plus à relancer son exploitation : il n’avait plus de trésorerie pour acheter la paille dont il aurait besoin jusqu’à la prochaine récolte.
Laissant derrière lui les débris de son téléviseur, Jean-Marie traversait la cour de sa ferme, passant devant le hangar où, à côté de son tracteur, il regardait l’emplacement vide où il rangeait habituellement sa remorque. “Décidément” se dit-il en donnant un coup de pied rageur dans un morceau de plastique noir. Comme s’il n’avait pas assez de problèmes, Jean-Marie s’était fait voler sa remorque la semaine précédente. “Même les paysans ne respectent plus rien” pensa-t-il, maudissant au passage sa section syndicale qui n'avait pas pu empêcher l’abattage de son troupeau.
Ce soir, pour la première fois de sa vie, Jean-Marie ne fêtera pas Noël. Parce qu’il n’a plus le cœur à ça. Et aussi parce qu’il ne sait pas comment annoncer à ses enfants qu’ils n’auront pas les jouets qu’ils ont commandés au Père Noël. Les dernières facilités de crédit de la Banque Agricole, Jean-Marie les a utilisées pour payer ses arriérés de charges. Et depuis, son “conseiller” de la Banque Agricole lui a demandé de rendre son chéquier. “Encore un salaud celui là”, pensa-t-il en se rappelant les sourires et les ronds de jambe auxquels il avait droit à l’époque où il pouvait encore s’endetter.
Jean-Marie entra dans le grand hangar où les barrières métalliques marquaient encore l’emplacement de ses bêtes. S’allongeant sur une botte de paille, il repensait à tous ces efforts accomplis depuis 15 ans. A sa femme Béatrice, si belle quand il l’avait épousée, et trop vite vieillie par les soins qu’elle devait donner aux bêtes à chaque lever du soleil. Il pensait aussi aux gens de la ville, si prompts à cesser de manger du bifteck alors que le fameux “Xn51” n’avait toujours pas été diagnostiqué en France. Il pensait aussi aux Noëls de son enfance et à la joie qu’il avait toujours connue en découvrant ses cadeaux. Tout cela s’embrouillait sous son crâne. Et s’il n’avait pas été de la race de ceux qui aiment la vie, de ceux qui savent ce que c’est que d’assister toute la nuit une vache qui vêle, Jean-Marie aurait sans doute songé à en finir...
“Réveille toi ! Papa, Réveille-toi !” Jean-Marie n’avait pas encore ouvert les yeux. Il entendait confusément la voix de ses enfants et sentait sur lui un souffle chaud. Sortant du sommeil qui l’avait emporté, il aperçut Martin, le vieil âne qu’il avait hérité de son père et Pâquerette, une génisse, en pension chez un voisin au moment de "l'épidémie" et qui avait miraculeusement échappé à l’abattoir. Les deux animaux s’étaient couchés dans la paille à côté de leur maître et leurs museaux encadraient son visage.
Ses deux enfants, Caroline et Louis, étaient venus le réveiller. “Papa, viens voir dans la cour”. “Combien de temps Jean-Marie avait-il dormi ? Par les ouvertures ménagées dans le toit du hangar, il pouvait voir que le soir commençait à tomber. Il serait bientôt minuit et il ne savait toujours pas comment dire à ses enfants que Noël n’avait plus de sens pour lui.
Mais ses enfants l’entraînaient déjà dans la cour. Au milieu des bâtiments, quelqu’un avait garé la remorque de l’éleveur, couverte de bottes de paille. “Assez pour tenir toute la saison !” jaugea rapidement le paysan d’un œil expert. Et devant la remorque, un sac était posé sur une botte de paille. Jean-Marie s’approcha du sac sur lequel était épinglé un petit mot : “Joyeux Noël de la part de tes voisins”. Dans le sac, Jean-Marie découvrit la panoplie de super héros dont rêvait son fils et le lecteur de MP3 que lui avait demandé sa fille. “Viens Papa, Maman nous attend” criait le petit Louis en tirant sur le pantalon de son père.
Cette année encore, on aller fêter un merveilleux Noël dans la ferme de Jean-Marie.
Par Guillaume | Avant | 25/12/2006 12:35 | Après | Echanges | 3 commentaires |
Commentaires
par guillaume descroix, le Lundi 25 Décembre 2006, 15:48 Répondre à ce commentaire
par Cocci, le Lundi 25 Décembre 2006, 20:00 Répondre à ce commentaire
par Adeline, le Lundi 25 Décembre 2006, 22:21 Répondre à ce commentaire